Liberation (Paris): Grenade: Federico García Lorca revisité

Pérégrinations, en compagnie de l’écrivain Serge Mestre, sur les traces du destin tragique du poète et dramaturge espagnol assassiné en Andalousie par les phalangistes.
Liberation /Frédérique Roussel /13 juin 2016
 
Son souvenir hante l’Espagne, en particulier Grenade et sa région, ce coin d’Andalousie où il était né. L’aéroport porte son nom, comme le parc central de la ville, comme de nombreuses places un peu partout en Espagne… Serge Mestre, fils de républicain espagnol, a rencontré Federico García Lorca à 15 ans en se plongeant dans la lecture des poètes de la lutte et de la liberté. Eluard, Aragon et surtout Lorca lui ont donné envie d’écrire. Son dernier roman (1) revisite à sa manière la vie du poète andalou, en forçant le trait sur des épisodes méconnus, décrivant un personnage engagé et joyeux. L’écrivain et traducteur l’a écrit sans se rendre sur les lieux. Découverte avec lui de la Grenade de Federico García Lorca.

Ainadamar

L’endroit n’est pas simple à dénicher. La route monte en lacets dans un paysage vallonné au-dessus d’Alfacar, à 9 kilomètres de Grenade. «Seul compte le charme de cette région de collines, de montagnes caillouteuses boisées de hêtres, de chênes, de pins, de micocouliers encore en fruits en ce milieu de l’été 36, où ronces, taillis sont tout mouchetés du rouge, du noir, du violet et du mauve des baies», décrit Serge Mestre dans son roman. Les restes de Federico García Lorca se trouveraient dans cette zone semi-aride et escarpée. Le 19 août 1936, le poète a été fusillé par des phalangistes avec deux anarchistes, Francisco Galadi et Joaquín Arcollas, et un instituteur, José Dióscoro Galindo.

Serge Mestre demande aux rares passants croisés sur la route où se trouve «Ainadamar»Ainadamar, titre de son roman, nom de la source aménagée par les Arabes au Xe siècle à Fuente Grande. «On perçoit le murmure de la source qui file tout près, jadis canalisée par les Maures d’Al-Andalus, pour conduire l’eau pure jusqu’au quartier de l’Albaicín, à Grenade. Elle bruisse de minuscules bulles se hissant à la surface depuis les profondeurs de la roche, distillant un filet de pérennes, pures gouttes d’eau. On l’appelle ainadamar, oui, la fontaine aux larmes», a imaginé l’écrivain.

Le pèlerin voit enfin de ses propres yeux cette splendide fontaine, un peu en contrebas de la route. Elle a la forme d’une grande goutte d’eau, entourée d’un muret et joliment recouverte de verdure. Serge Mestre, surpris, ne trouve aucune inscription relative à Lorca sur les lieux, ému à la pensée que le poète ait pu être tout près il y a quatre-vingts ans. «Où est-il ? On ne le saura jamais…» Son récit démarre précisément par cette nuit d’août 1936, tout au début de la guerre civile, pour remonter librement la chronologie, à la différence de la biographie de référence, celle de Ian Gibson (2). Il l’a d’ailleurs emportée avec lui sur les traces de Lorca.

Parc García Lorca

A quelques centaines de mètres de la fontaine, au milieu d’une pinède, se situe le parc García Lorca. A part une aficionado du poète, il n’y a pas âme qui vive dans cet espace vert créé en 1986. «Vacarme assourdissant de son absence», murmure Serge Mestre. Les marches solennelles de l’entrée mènent à une place principale entourée de stèles sur lesquelles figurent des fragments de poèmes de l’auteur de Noces de sang. Pensif, Serge Mestre traduit à voix haute les mots gravés. Plus loin sur la gauche, près de l’olivier où l’on dit qu’il mourut, se dresse un grand bloc de pierre. «A la memoria de Federico García Lorca, y de todas las víctimas de la guerra civil 1936-1939.» Dessus, des visiteurs ont posé des petites fleurs ou des morceaux de papier griffonnés de vers.

En novembre 2009, une partie du terrain a été retournée pour tenter d’exhumer les dépouilles de l’exécution d’août 1936. A la demande des autorités régionales et des descendants de l’instituteur et des deux anarchistes, contre l’avis de la famille Lorca. «Sa nièce pense que Lorca est bien là où il est.»De nouvelles recherches ont recommencé en 2014 pour le localiser. «Tout le monde cherche cette tombe. Ecrire ce livre avec les mots de la littérature, c’était la réouvrir et dire symboliquement ce qu’il y avait dedans.» Car il n’y a pas que des hommes dans la tombe. «On l’a tué parce qu’il avait des opinions politiques et humanistes.»

La Ruta de Lorca

En redescendant la colline d’Alfacar, Serge Mestre justifie de ne pas s’être déplacé à Grenade pour son roman qui lui a demandé sept ans de travail. «Ce voyage me montre que j’ai eu raison. Si j’étais venu ici, je ne vois pas ce que ça m’aurait apporté. C’est bien plus émouvant après.»Impossible de ne pas être alerté par la Ruta de Lorca à Alfacar, ville réputée pour son pain et ses eaux thermales. C’est comme si on prenait l’itinéraire du poète à l’envers. La voiture qui l’emmenait vers sa fin serait passée là, d’où le nom de l’hôtel Ruta de Lorca («la route de Lorca»). Sur les murs du restaurant de cuisine traditionnelle, les images du poète abondent. Dans un cadre ancien, un portrait noir et blanc le montre la main enserrant une feuille manuscrite, les yeux vers son destin. Une grande affiche, réalisée pour le musée de la maison natale à Fuente Vaqueros à une quinzaine de kilomètres de là, retrace sa vie en bande dessinée. Et, fin du fin, il y a aussi sous verre son certificat de décès.

La Huerta de San Vicente

Retour dans le cœur battant de Grenade, dans un autre parc… Lorca. La Huerta de San Vicente, qui était la villégiature de sa famille, se trouve au détour d’une allée. C’est désormais un musée où la plupart des pièces ont été laissées dans leur jus. Dans le salon, il y a le piano, dont Lorca était un virtuose. Dans Ainadamar, Serge Mestre l’imagine jouer la cantate de Bach. Sa chambre se trouve au premier, avec un lit, un bureau et la fenêtre donnant sur les oliviers. «Après avoir gravi les marches de l’escalier pour se rendre dans sa chambre, il s’enferme à clé, puis s’assoit à son bureau, piles de livres s’élevant aux deux angles du plateau collés au mur, pieds nus sur la mosaïque du sol, sortes de parallélépipèdes imbriqués avec des carrés plus simples dans une sorte de pavage géométrique, tête tournée vers le balcon lui-même.»

Le poète se trouvait là, trois jours avant son arrestation. A Madrid, quelques jours avant, il était apparu pour la dernière fois en public lisantla Maison de Bernarda Alba, son ultime pièce. Mais il avait décidé de venir se réfugier à Grenade pensant à tort s’y trouver plus en sécurité. C’est dans la Huerta de San Vicente que l’escadron de phalangistes mené par Francisco Estévez fait irruption le 15 août et menace d’emmener le père si Concepción ne dit pas où son frère se trouve. On connaît la tragique suite. A la boutique du musée, Serge Mestre a acheté l’affiche de la Barraca, le théâtre qu’avait fondé Lorca. «Pour lui, la Barraca n’est pas une simple troupe de théâtre, c’est un outil d’éducation du peuple. Son engagement. L’instrument politique qui porte les valeurs de l’égalité. De la République.»

Le Chikito

Sur la Plaza del Campillo, le restaurant Chikito a pour devise : «El arte de hacer amigos» (l’art de se faire des amis). Dans les années 20, sous le nom de café Alameda, il était le principal lieu de rendez-vous artistique de Grenade. C’est là qu’est né El Rinconcillo («le petit coin»), un groupe de discussion littéraire auquel participaient Federico García Lorca, Manuel de Falla, Manuel Angeles Ortiz, Hermenegildo Lanz… H. G. Wells, Rudyard Kipling ou Arthur Rubinstein leur rendirent visite.

Pour commémorer ce lieu d’ébullition grenadin et son pilier, une statue grandeur nature du poète trône à une table du fond depuis le 26 février 2015. Sans doute accompagné d’un café avec un doigt de rhum motrileño, Federico García Lorca, crayon à la main, semble chercher l’inspiration. Comme encore vivant.

(1) «Ainadamar, la fontaine aux larmes», de Serge Mestre, Sabine Wespieser Editeur, 284 pp., 21 €.

(2) «Federico García Lorca, une vie», de Ian Gibson, Seghers, 546 pp., épuisé.